Assange interroge les révoltes arabes

Le 8 mai 2012

Julian Assange poursuit sa carrière de journaliste sur la télévision russe RT. Ce nouvel épisode de "The World Tomorrow" revient sur les révoltes arabes avec deux activistes, l'Égyptien Alaa Abd El-Fattah et le Bahreïni Nabil Rajab, qui a été arrêté samedi dernier. Preuve qu'au Bahreïn, la révolution est loin d'être terminée. Retour sur le rôle des Etats-Unis et d'Internet dans les révoltes arabes.

Nouvelle interview de Julian Assange sur RT, anciennement Russian TV, la télévision proche du Kremlin. Pour le quatrième épisode de “The World Tomorrow”, le fondateur de WikiLeaks a choisi d’interroger deux activistes arabes, l’Egyptien Alaa Abd El-Fattah et le Bahreïni Nabil Rajab.

Samedi, Nabil Rajab, régulièrement harcelé par les forces de sécurité, a été arrêté, probablement en raison de la diffusion aujourd’hui de son interview aujourd’hui a avancé WikiLeaks. L’organisation a décidé de la maintenir et d’en profiter pour attirer l’attention sur la répression des activistes au Bahreïn. L’organisation de Julian Assange proposait dès dimanche aux médias intéressés une transcription de l’interview, réalisée le 29 février.

La révolution en cours au Bahreïn

Après le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, pour la grande première, le conservateur américain David Horowitz et Slavoj Zizek pour le deuxième épisode, le président tunisien Monzef Marzouki pour le troisième, “The World Tomorrow” poursuit sa plongée dans le monde arabe.

À l’exemple tunisien, “sans doute le plus fructueux” dit Assange, s’oppose l’Égypte dont “le gouvernement n’est pas exactement tombé pour l’instant” commente l’activiste Alaa Abd El-Fattah. Et surtout le Bahreïn qui “n’est pas un échec” pour Nabil Rajab, car la révolution “y est encore en cours” :

Elle a un prix et nous devons payer ce prix. Le coût sera peut-être très élevé, nous avons déjà payé beaucoup mais nous voulons continuer afin d’obtenir les changements pour lesquels nous nous battons. (…) Beaucoup ont été tués comparé à la population du pays [Environ 1,2 million, NDLR], beaucoup plus qu’en Égypte ou en Tunisie. Le nombre de personnes emprisonnées aussi est bien plus élevé par rapport à la population. Des gens ont été renvoyés de leur travail, des gens ont été torturés systématiquement, des gens ont été tués, des mosquées détruites, des maisons mises à sac…

Dans ce panorama moyen-oriental, où Assange s’étonne d’entendre de la musique au début de l’interview réalisée par Skype – “l’appel à la prière” corrige Alaa Abd El-Fattah en direct du Caire – le fondateur de WikiLeaks interroge longuement ses deux invités sur leur passé, leur parcours de militant, mais aussi sur ses lubies : l’impérialisme américain et l’hacktivisme (et sa sainte trinité Facebook, Twitter, WikiLeaks ; Amen).

À propos de l’oncle Sam, Assange demande à ses invités s’ils sont d’accord avec les néo-conservateurs américains. L’invasion américaine en Irak fut-elle le printemps qui annonça neuf ans plus tard les révolutions arabes ? Non, répondent à l’unisson les deux activistes. Nabil Rajab :

Hé bien, c’est assez drôle. Les Américains n’étaient même pas préparés à ces révolutions en Tunisie et en Égypte. (…) Ils n’ont pas soutenu la révolution égyptienne de la même façon qu’ils ne l’avaient pas soutenue en Tunisie. Quand ils ont réalisé que c’était un fait, qu’elle allait se produire avec ou sans eux, ils ont été forcés de se positionner, au risque de faire de ces nouveaux gouvernements des ennemis dans le futur. (…) Ces régimes dictatoriaux répressifs ont été soutenus et renforcés toutes ces années par les Américains. Ils étaient leurs agents dans notre région. (…) Aujourd’hui, les Américains sont contre la démocratie au Bahreïn.

Même refus pour Alaa Abd El-Fattah, pour qui l’invasion américaine a pu jouer un rôle dans le déclenchement des révoltes arabes, mais pas dans le sens que Dick Cheney prétend :

[L'invasion américaine en Irak] a définitivement retiré la dernière once de légitimité aux régimes arabes qui n’ont pas réussi à protéger l’Irak.

Et de rappeler les manifestations en opposition à la guerre en 2003 au Caire, vivement réprimées, qui s’étaient retournées contre Moubarak, potentat jugé trop atlantiste.

Critique de l’impérialisme donc, mais aussi de théories plus ou moins étayées sur les véritables causes de ces révoltes. En creux, les deux activistes réfutent la thèse d’un soutien de Washington par fondations interposées, comme la National Endowment for Democracy (NED) qui a financé Canvas en Serbie, où avaient séjourné des membres d’un groupe d’activistes égyptiens quelques temps avant la révolution.

D’autant que le NED est soupçonné d’avoir également financé le Bahrain Centre for Human Rights auquel appartient Nabil Rajab. Lui dément avoir reçu le moindre dollar du gouvernement américain. En revanche, il reste plus évasif sur les dollars de la société civile, quel qu’en soit le pays d’origine et son circuit, fût-ce via d’éventuelles fondations destinées à leur ôter toute couleur politique.

Les récits des révolutions

Pour Washington et sa secrétaire d’État Hillary Clinton, les révolutions ont été victorieuses grâce “à deux grandes entreprises américaines, Twitter et Facebook” lance Julian Assange, cabotin, avant de partir d’un rire partagé avec ses invités. Une apostrophe certes, qui permet tout de même à l’activiste égyptien de développer sa pensée sur le rôle, tant commenté, des réseaux pendant la révolution.

La révolution se joue tant dans les rues que dans les récits qui en sont fait, explique-il. Dans cette concurrence des récits de la révolution, quelle est vraiment la place, si disputée, de la génération Facebook ? Il répond, lucide et introspectif :

Ces jeunes gens aisés de la classe moyenne, très éduqués, connectés à Internet, ont joué un rôle important dans la révolution et ils ont été, pour des raisons tout à fait tactiques, les symboles de la révolution. On avait besoin que le monde entier aime cette révolution égyptienne ! (…) Hillary Clinton ne défendait pas seulement les entreprises américaines, elle défendait un récit écrit pour arrêter la révolution, pour ne pas qu’elle aille plus loin que Moubarak. Mais Twitter et Facebook ont quand même été très utiles.

Le Bahreïn offre un autre visage de l’hacktivisme. Non seulement parce que le Bahreïn est “le pays le plus actif sur Twitter dans le monde arabe”, mais parce que le gouvernement aussi est l’un “des plus intelligents dans son utilisation” des réseaux sociaux détaille Nabil Rajab. Selon lui, le gouvernement emploie des entreprises de relations publiques pour gérer son image sur les réseaux et diffuser sa propagande. Des community managers de la famille régnante du Bahreïn, la famille Al-Khalifa, qui “créent une fausse opinion publique, la trompent, montrent une réalité différente de celle qui existe réellement dans le pays.”

Le gouvernement du Bahreïn a essayé d’apprendre et riposte en utilisant les mêmes outils.

Le cyberutopisme semble bien loin et le scepticisme d’Eygeny Morozov plus que jamais d’actualité : les hacktivistes utilisent les réseaux sociaux, les dictatures aussi. Pour diffuser de la propagande, pour surveiller la population comme les exemples libyen et syrien ont achevé de le démontrer. La répression existe, déplore Nabil Rajab, elle est terrible (“des activistes sur Twitter ont été emprisonnés, certains torturés à mort”) mais au moins, de plus en plus de personnes investissent les réseaux sociaux et Internet, même sa mère – et celle d’Assange s’empresse d’ajouter celui-ci.

Comme à son habitude, le fondateur de WikiLeaks a joué de sa proximité avec les activistes, en raison des ennuis judiciaires qu’il connaît.

Alaa Abd El-Fattah : Alors dans quel pays vas-tu être emprisonné ?

Assange : Hé bien, c’est une question intéressante… En ce moment, assigné à résidence au Royaume-Uni, peut-être un peu en prison ici aussi, peut-être emprisonné en Suède, et peut-être aux États-Unis. Et toi, Bahreïn ?

Nabil Rajab : Je peux vous proposer le Bahreïn.

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