Tetris lance un casse-tête juridique

Le 28 juin 2012

Le 19 juin aux États-Unis, la justice a donné raison aux créateurs du jeu Tetris dans la bataille juridique qui les opposait depuis des années à une société ayant développé un jeu très proche. Une décision qui redéfinit certains aspects du droit d'auteur pour les jeux vidéo, alors que se multiplient des projets de plus en plus ambitieux de jeux en Creative Commons.

Vous trouverez facilement des clones d’Angry Birds sur l’AppStore ou sur l’Androïd Market – y compris les plus bizarres -, mais les imitations du jeu Tetris peuvent être plus difficiles à dénicher, en raison de l’agressivité dont fait preuve la Tetris Company, détentrice des droits sur le jeu, pour faire la chasse aux contrefaçons.

En 2010, la société créée par son inventeur russe, Alexeï Pajitnov, avait ainsi fait pression sur Google pour obtenir la suppression d’un seul coup de 35 applications reprenant les principes de base de Tetris, en les adaptant, et Apple avait auparavant également été sommé de vider l’AppStore de jeux comparables.

Mais une des firmes a persévéré et a exigé en 2009 le maintien de son application Mino, développée pour iPhone, qui reste très proche des éléments de base de Tétris, en lui ajoutant quelques innovations comme un mode multijoueurs.

La Tetris Company a alors traîné ce rival devant les tribunaux aux États-Unis, le 2 décembre 2009, comme le montre le fichier qui décrit cette plainte. Et le 19 juin dernier, après deux ans et demi de procédure, un juge du New Jersey a rendu une décision qui donne raison à Tetris contre Mino, en déclarant que Xio s’est bien rendu coupable d’une violation du droit d’auteur.

Mais ce jugement a déjà provoqué de nombreux commentaires, car il illustre la difficulté d’appliquer les règles du droit d’auteur au champ des jeux vidéo. Certains soulignent même qu’il pourrait déboucher sur une “guerre des clones” généralisée.

En effet, le droit d’auteur protège les créations, mais pas les idées et les concepts sous-jacents qui demeurent dans le domaine public – ils restent “de libre parcours”, disent les juristes. En théorie, chacun peut y puiser des idées. Or quand un jeu est aussi simple et abstrait que Tetris, comment distinguer ce qui relève des idées et ce qui relève de leur expression, seule dimension que protège le droit d’auteur ?

Déconvenue

Dans cette affaire, la société Xio admettait ouvertement s’être inspirée de Tetris pour développer son jeu Mino et consciente de cette proximité, elle avait même fait une demande de licence auprès de la Tetris Company, qui lui a été refusée.

Mais suite à cette déconvenue, Xio a entrepris une analyse poussée du régime de protection des jeux vidéo, au terme de laquelle elle a déduit qu’elle pouvait exploiter un “clone” en se passant de l’autorisation de la Tetris Company. En effet, le Copyright Office américain explique bien sur son site que :

le droit d’auteur ne protège pas les idées qui sont à l’origine d’un jeu, ni son nom ou son titre, pas plus que les mécanismes ou les règles qui permettent d’y jouer [...] Une fois qu’un jeu a été publié, rien dans la loi sur le droit d’auteur n’empêche des tiers de développer des jeux s’inspirant de concepts similaires.

Néanmoins, cela ne signifie pas que l’on puisse copier à l’identique un jeu, car les juges admettent que certains éléments qui “expriment” ces règles et mécanismes abstraits et les déclinent en une certaine version d’un jeu puissent être protégés par le droit d’auteur s’ils manifestent un degré suffisant d’originalité. Cela peut être par exemple le cas de graphismes particuliers concernant les pièces, les décors ou les personnages d’un jeu, de même que des musiques et des effets sonores, ou un scénario.


C’est la raison pour laquelle de grands classiques des jeux vidéo, relativement simples dans leurs principes, mais possédant une identité visuelle forte, comme Pac-Man ou Galactian, ont pu être protégés en justice contre des imitations trop proches de leur esthétique.

Mais en ce qui concerne Tetris, la firme Xio affirmait que les mécanismes étaient si abstraits et le jeu si épuré que le design même du jeu vidéo ne pouvait être “détaché” des idées sous-jacentes qui avaient conduits à sa conception. Alexis Pajitnov n’a pas inventé par exemple les Tetrominos, qui constituent les briques que l’on manipule dans Tetris et pour Xio, aucun autre élément dans le jeu (mis à part les musiques) ne possédait une originalité suffisante pour bénéficier de la protection du droit d’auteur.

Épure

Il faut reconnaître que cette argumentation était assez redoutable et elle a poussé le juge américain à donner une définition de ce qui constitue , au sens juridique, l’essence même de Tetris :

Tetris est un jeu de réflexion dans lequel un utilisateur manipule des pièces composées de blocs de forme carrée, chacun d’une forme géométrique particulière, qui tombent depuis le haut d’une aire de jeu vers le bas, dans un espace où elles s’accumulent. Le joueur reçoit une nouvelle pièce lorsque la précédente atteint le bas de l’espace disponible. Alors que la pièce tombe, l’utilisateur peut la faire tourner afin qu’elle puisse s’emboîter avec les pièces accumulées. Le but du jeu est de remplir une ligne horizontale avec des pièces. Lorsqu’une telle action est accomplie, la ligne s’efface, des points sont marqués et davantage d’espace de jeu devient disponible. Mais si les pièces s’accumulent et atteignent le sommet de l’écran, alors la partie est terminée.

Cette belle épure énoncée par le juge constitue à ses yeux :

les idées générales et abstraites sous-jacentes au jeu Tetris, qui ne peuvent être protégées par le droit d’auteur, tout comme les expressions et éléments fonctionnels qui n’en sont pas séparables.

On voit que cela laisse une marge appréciable pour créer des clones de Tetris s’inspirant de ces principes et si le jugement s’en était tenu là, Xio aurait pu continuer à exploiter son jeu Mino. Mais le juge a estimé que certains éléments qui avaient été copiés par Mino étaient au contraire détachables de ces mécanismes généraux et constituaient une expression particulière que nul ne peut copier sans commettre une contrefaçon. C’est le cas selon lui de la forme des pièces et de leur apparence, de la dimension de l’aire de jeu (10 cases par 20), de l’affichage de la prochaine pièce qui va tomber ou encore du fait que les blocs changent de couleur lorsqu’ils s’emboîtent pour former une ligne.

Pour le juge, ces éléments seraient “originaux” et ils appartiendraient à Tetris. Xio n’avait donc pas le droit de les reprendre pour son propre jeu Mino, quand bien même il avait néanmoins apporté certaines innovations. Le juge constate en outre que “l’expérience” procurée aux joueurs par les deux applications est identique et qu’un joueur moyen aurait du mal à les différencier à l’oeil.

Toute l’habileté des avocats de la Tetris Company a donc consisté à pousser le juge à se placer à un haut niveau d’abstraction pour définir les principes du jeu, ce qui permettait de réintroduire la possibilité d’une protection pour des éléments plus concrets.

Arbitraire

Le raisonnement du juge peut paraître frappé du sceau du bon sens et laisser une marge de manÅ“uvre appréciable pour produire des jeux dérivés à partir de grands classiques, mais telle n’est pas l’opinion de Michael Weinberg sur le site Public Knowledge.

Celui-ci relève par exemple que le fait de considérer que la forme des pièces et la taille de l’aire de jeu étaient séparables des mécanismes de base de Tetris n’a rien d’évident et comporte une part d’arbitraire. Il note que pour les joueurs passionnés de Tetris, ces éléments sont sans doute aussi importants que ne l’est la taille du terrain ou celle du ballon pour un joueur passionné de basketball. On peut sans doute imaginer jouer un jeu différent avec une balle beaucoup plus grande et sur un terrain où la ligne des paniers à 3 points serait placée ailleurs, mais il ne s’agirait plus réellement du basketball, preuve que ces éléments ne sont pas “séparables” des idées fondamentales du jeu.

La décision du juge risque en outre de provoquer une grave insécurité juridique, dans la mesure où il va s’avérer très difficile d’estimer, pour un jeu donné, ce qui relève des mécanismes de base et ce qui relève des expressions originales. Pour Angry Birds par exemple, le design des oiseaux relève incontestablement de la seconde catégorie, mais qu’en est-il du fait en lui-même de catapulter ou de la forme des éléments à détruire ?

Par ailleurs, Weinberg ajoute qu’en ce qui concerne des sports comme le golf, ils ont pu se développer parce que leurs règles ont toujours été considérées comme appartenant au domaine public, ce qui laissait quiconque libre de tracer un terrain et de jouer comme il le souhaitait. Tetris est certes plus récent, mais il a déjà donné lieu à un nombre impressionnant de variantes et de déclinaisons. Le fait que nous puissions identifier avec précision l’origine de Tetris ne devrait pas forcément lui donner plus de titres à une protection par le droit d’auteur que n’importe quel sport né dans l’environnement physique.

Riposter

Ces questions sont troublantes, mais elles ne font que s’ajouter à d’autres problématiques qui font des jeux des objets relativement “insaisissables” pour le droit d’auteur.

L’année dernière, un autre cas intéressant était survenu lorsque les titulaires des droits sur le jeu Les Colons de Catane avaient agi pour faire interdire un projet consistant à permettre l’impression en 3D de nouvelles tuiles pour former un plateau de jeu tridimensionnel.

Le développeur de la nouvelle version, qui proposait des fichiers pour imprimante 3D sur le site Thingiverse, avait agi habilement, car il avait pris la précaution de ne pas copier le design des tuiles originales du jeu de plateau, tout comme il avait choisi un nouveau nom pour désigner ce set, afin d’éviter les poursuites sur le fondement du droit des marques.

Pour essayer de riposter en s’appuyant sur le droit d’auteur, les titulaires de droit sur les Colons de Catane ont essayé de faire valoir que “l’argument” du jeu – son background – pouvait bénéficier de ce type de protection :

Les joueurs sont des immigrants récemment débarqués sur l’île de Catane. Vous devez développer votre colonie en construisant des campements, des routes et des villages, en récoltant des ressources sur le pays autour de vous. Echanger des moutons, du bois, des briques et du blé pour obtenir un campement, des briques et du bois pour une route ou essayer d’autres combinaisons de ressources pour des constructions plus avancées et des évolutions spécialisées.

Or ces éléments narratifs sont bien trop généraux pour pouvoir être reconnus comme originaux en justice. Nul ne peut s’approprier le concept de la colonisation d’une île ou le fait qu’il faille du bois et des briques pour construire un campement ! Michael Weinberg, qui avait également commenté ce cas sur Public Knowledge, considérait avec ironie que reconnaître une protection de ce type aux Colons de Catane revenait à permettre de protéger un argument du genre : “des nations sont en guerre et luttent pour le contrôle du monde entier“, ce qui permettrait de revendiquer un monopole sur le Risk, le Go, les échecs, les dames, le puissance 4 et un nombre très important de jeux de plateau !

Ici encore, c’est la question de l’imbrication entre les idées et leur expression originale qui est en cause, avec la difficulté pour le droit d’auteur à saisir des objets trop abstraits.

Exploitation

L’agressivité judiciaire que la Tetris Company témoigne aujourd’hui vis-à-vis de ses clones est assez contradictoire avec la manière dont le jeu a vu le jour dans l’Union soviétique des années 80. A cette époque, pour permettre à sa création de se diffuser, Alexey Pajitnov, alors chercheur à l’Académie soviétique des sciences, avait accepté que des versions soient développées en Hongrie, puis en Angleterre. Ce n’est que bien plus tard, au terme d’une bataille légale complexe , après être passé à l’Ouest, qu’il entreprit de reprendre ses droits sur Tetris et de les faire gérer par une compagnie, après que son exploitation par Nintendo en ait fait un succès planétaire.

Cette attitude appropriative n’est d’ailleurs pas nécessairement la règle dans le domaine du jeu vidéo. Dans une chronique précédente, j’avais montré que si un studio comme Zynga se montre tout aussi agressif en justice que la Tetris Company, ce n’est pas le cas de la firme Rovio, qui tolère assez largement la prolifération de clones d’Angry Birds, sans considérer que cela nuise nécessairement à son business.

Mais pour sortir plus complètement les jeux du casse-tête du droit d’auteur, c’est encore vers les licences libres qu’il faut se tourner. Vous pouvez par exemple en se moment soutenir sur Kickstarter le prometteur Haunts : The Manse Macabre, que les créateurs publieront sous licence Creative Commons s’ils arrivent à rassembler la somme nécessaire.

Par ailleurs, en ce moment se déroule The Liberated Pixel Cup, organisée par l’Open Game Art, un concours dans lequel des designers proposent des créations graphiques sous licence libre, que des développeurs peuvent réutiliser pour créer des jeux tout aussi libres.

Libri Ludens !


Images tétris par burtonwood+holmes [CC-byncsa]

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