L’Inde (dé)connectée

Le 19 octobre 2012

Derrière l'image de pays en plein boom technologique, l'Inde reste divisée en deux pays, côté rural et côté urbain, dont les accès au web restent très disparates. Une réalité quelque peu compensée par la démocratisation du mobile, mais qui reste bien loin de la légende de la 3G généralisée colportée par les études.

Au départ, ce papier devait parler de train en Inde. Plus précisément, de l’initiative de la compagnie ferroviaire nationale indienne de publier une carte de temps réel du mouvement des trains à travers le sous-continent sous forme de Google Maps. Le tout agrémenté d’une évaluation en temps réel de la ponctualité sur le réseau.

Mais la question est vite venue au sein du Pôle “data” de savoir : à qui profite la carte ? Bien que dépouillée, l’application demande tout de même le chargement de Google Maps et des mises à jour en temps réel, sans compter les fenêtres d’info qui se déploient à chaque locomotive cliquée.

Portrait schizophrénique

Si l’Inde jouit sous nos climats d’une image de pays en plein boom technologique, les statistiques publiques reflètent une autre image. Par exemple, Les comptes de la Banque mondiale indiquent pour 2011 que 10,1% seulement des Indiens étaient des usagers d’Internet, contre 38,4% en Chine.

Data from World Bank

Le portail de la statistique publique indienne (Mospi) offre un aperçu bien plus fin de l’accès au web dans le pays. Une étude sur la consommation des Indiens portant sur les années 2009-2010 peint un portrait schizophrénique de ce pays : une face rutilante et équipée d’urbains et une majorité diffuse et déconnectée de ruraux.

Le recensement 2011 souligne l’importance de cette partition : à côté des zones fortement urbanisées comme Delhi (97,5% de ville), Chandigharh (97,25%) ou Lakshadweep (78,8%), la majeure partie de la population vit à la campagne. Avec 68,84% de ruraux, la dernière enquête répertoriait plus de 833 millions d’habitants hors les villes, coupés, pour la plupart, des infrastructures de communication modernes. Plus que la population totale de l’Europe – états hors Union européenne et Russie compris.

En croisant les deux données, nous avons cartographié la fracture numérique indienne (voir ci-dessous) : en rouge les états dont le taux d’accès en zone rurale est inférieur à dix pour mille foyer (soit inférieur à 1%), en jaune ceux dont l’accès est supérieur à 1% mais inférieur à 5% et en vert ceux dont l’accès est supérieur à 5% de la population. Sur les 35 états et districts de la fédération indienne, seuls six dépassent la zone rouge, pour une population totale de 44,5 millions d’Indiens. Les 29 autres comptent pour 1,165 milliards d’habitants. La moyenne nationale d’accès en zone rurale s’établissant pour 2009-2010 à 0,35% des foyers.

Prisme mobile déformant

Le potentiel commercial de ce milliard et quelques habitants pousse cependant de nombreuses sociétés à ignorer ce fossé numérique. L’une des méthodes utilisées consiste notamment à se concentrer non pas sur l’accès domestique mais sur l’accès mobile.

Une étude Ipsos commandée par Google et la Mobile Marketing Association assurait ainsi que les Indiens dépassaient les Américains dans l’Internet mobile. Le chiffre avancé de 76% d’usagers mobiles indiens utilisant les réseaux sociaux contre 56% des Américains ne portait cependant que sur les détenteurs de téléphone mobile.

Une première réserve porte sur le fait que l’accès fixe à l’Internet (comme le montre notre carte ci-dessus) reste marginale en Inde. L’étude consommation des ménages de l’institut de la statistique publique indienne relève néanmoins une consommation mobile très développée en zone rurale : l’achat de téléphone mobile concernait 69 foyers sur 1000 contre 1 sur 1000 pour les téléphones fixes et les recharges de mobile plus de la moitié des foyers interrogés (536 pour 1000) ! À titre de comparaison, l’achat de mobile concernait en zone urbaine 78 foyers pour 1000, soit moins de 1% de plus qu’à la campagne, et celle de recharges 818.

Une nuance de taille intervient cependant dans ces statistiques : celle de la dépense. En campagne, les dépenses mensuelles liées aux téléphones mobiles sont évaluées à 1,8 roupie par mois (1,4 centime d’euro) et 18,93 roupies (25 centimes) de recharge contre 55,58 roupies en ville pour les recharges (78 centimes) et 3,94 roupies en appareil (4,3 centimes).

Le site GeneratedContent.org se penchait récemment sur la façon dont la majeure partie du monde reçoit l’Internet mobile. Une étude datant de 2011 plaçait en tête des téléphones mobiles les plus utilisés dans le monde le Nokia 3150 Xpress Music, modeste dalle commercialisée depuis février 2009 par le constructeur finlandais. Avec ses 320 pixels de hauteur et 240 pixels de largeur connectés en WAP 2.0, cette antiquité aussi tactile qu’un Minitel reste à ce jour le téléphone le plus courant dans la plupart des pays d’Afrique (notamment en Egypte et en Afrique du Sud) ainsi qu’en Thaïlande et en Chine.

N’en déplaise à la ronflante étude Ipsos, l’Inde ne turbine pas la 3G à coup de Samsung Galaxy ou d’iPhone. Le téléphone le plus courant y est le Nokia X2 01 (également leader en Indonésie) dont les caractéristiques s’avèrent un peu meilleures que celle du 3150. Equipé en 3G (mais pas en Wi-Fi), le téléphone affiche sur un écran 320×240 pixels une densité de 167 pixels par image en QVGA pour une diagonale de 2,4 pouces. A titre de comparaison, l’iPhone 5 affiche en 4 pouces 1136×640 pixels.

Un commentaire au billet mentionné ci-dessus évoque une situation où la vision eurocentrée de l’accès à Internet a joué des tours aux meilleures volontés :

Il y a trois mois, j’ai déménagé en Afrique du Sud pour développer une application de réponse d’urgence. Dans un premier temps, j’ai pensé développer une application pour Android mais après quelques mois, j’ai réalisé que personne ne pouvait se payer ces téléphones. J’ai vite pris conscience de la popularité des Nokia et j’ai orienté mon application pour qu’elle soit compatible avec le X2-01.

Une réflexion valable pour les humanitaires comme pour les pouvoirs publics. Dans des pays dont l’accès mobile se résume à un écran de 2,4 pouces en 320×240, toute initiative d’Open Data inaccessible en Edge est vouée à rester un gadget dont ne se réjouiront que les pays où les appareils d’Apple et Samsung sont abordables jusque dans les zones rurales.

Le seul soulagement des pays mal équipés étant de fabriquer les téléphones mobiles haut de gamme à bas prix.


Photo par CGIARClimate [CC-byncsa]

La carte reprend les icones Rural designée par Evan Caughey et City designée par Inna Belenky, tous deux repérés en CC BY NC sur l’excellent site The Noun Project, recommandé par notre cher Cédric Audinot /-)


Nos données

Inde : accès à Internet des populations rurales et urbaines (Google Docs)

Sur le site officiel du ministère de la statistique du gouvernement fédéral indien (Mospi), les données sur les biens de consommation (dont les téléphones mobiles) sont à retrouver dans l’étude “Indicateurs clefs des dépenses des ménages indiens 2009-2010″ (PDF), publiée en juillet 2011 par le National Sample Survey Office du ministère Indien de la statistique.

Les données sur la connexion à Internet sont compilées dans l’étude “Niveau et schéma de consommation 2009-2010″ (PDF), publiée par le même organisme en décembre 2011.

Les données du recensement 2011 de l’Etat fédéral indien sont à télécharger en PDF ou en XLS sur le site dédié (interface Flash).

Les données de la Banque mondiale sur l’accès à Internet dans le monde sont à télécharger en XLS ou en XML sur l’excellent portail data de cette institution.

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