Le « Règlement » Hachette/Google: l’oeil du cyclone?

Le 2 décembre 2010

Le groupe Hachette a récemment conclu un accord avec Google pour numériser ses ouvrages épuisés. Retour sur ce véritable "coup de tonnerre" dans le milieu de l'édition.

et le symbole d’un changement radical de modèle ?

Le 17 novembre 2010, nous apprenions que le groupe Hachette avait conclu un accord avec Google pour numériser ses ouvrages épuisés. Hachette étant le premier éditeur français et le deuxième éditeur au niveau mondial, il était difficile de négliger le « symbole » et « le coup de tonnerre » que représente un tel accord, même si tenter d’en imaginer l’impact est sans nul doute une gageure.

Qu’est-ce qu’une œuvre épuisée ?

On qualifie généralement d’œuvre épuisée une œuvre encore protégée par le droit d’auteur qui n’est plus disponible dans le commerce. Plus précisément [pdf]1, il y a épuisement lorsque l’œuvre n’est pas rééditée à la demande de l’auteur dans un délai « raisonnable » par l’éditeur. Il doit s’agir d’une indisponibilité définitive, à dissocier de la simple rupture de stock qui ne rend l’œuvre indisponible que momentanément.

Toutefois, définir la notion d’épuisement ne semble pas aussi simple que cela puisqu’on a crû bon de préciser qu’une définition sera donnée dans l’accord Hachette/Google.

Les modalités de l’accord

On notera qu’il s’agit d‘un protocole2 d’accord et que Google et Hachette ont six mois pour en finaliser les conditions. Mais si les négociations se poursuivent, nous disposons déjà de plusieurs informations.

Un accord ciblé sur la France

L’accord concerne la numérisation des ouvrages dont les droits appartiennent à Hachette. Il s’agit d’ouvrages en langue française qui ne sont plus commercialisés, ce qui représente environ 70 % du fonds de Hachette Livre et des maisons d’édition qui font partie du groupe, soit 40.000 à 50.000 livres. Nous savons aussi que l’accord couvre le territoire français3 et qu’il prend en compte « le droit local », soit le droit français.

Un contrôle gardé par Hachette4

Hachette fournira chaque trimestre la liste des ouvrages que Google peut numériser. Dans le faits, trois possibilités sont offertes aux éditeurs du groupe Hachette :
- exiger de Google qu’il détruise le fichier de l’ouvrage qu’il détient après avoir numérisé l’ouvrage présent dans les fonds des bibliothèques américaines ;
- n’accorder à Google que le droit d’indexer le fichier à des fins de promotion ;
- autoriser Google à commercialiser le fichier sur sa propre plate-forme.

Dans ce dernier cas, la copie du fichier que Google remet à Hachette peut être exploitée librement par ce dernier, notamment sur les plates-formes des libraires ou pour une impression à la demande. C’est ce fichier que Hachette proposerait ensuite (dans un délai donné, qui semble encore inconnu à ce jour) à la Bibliothèque nationale de France (BnF), mais celui-ci ne pourrait pas être consulté gratuitement ni, plus étonnamment, intégralement par les utilisateurs.

Google et Hachette se partageront les revenus de la vente selon des modalités non divulguées, car sans doute encore objet de négociations. Dans le projet de Règlement aux États-Unis (non encore avalisé par le juge américain), le partage se ferait à hauteur de 37 % pour Google et 63 % pour les éditeurs.

Abandon de l’opt-out et du Fair use par Google

Tel est le « changement essentiel » puisque Google qui n’envisageait jusqu’à présent que de retirer une œuvre une fois numérisée à la demande (éventuelle) des ayants droit (opt-out), accepte, dans cet accord, d’attendre l’autorisation des éditeurs (opt-in) avant de numériser les œuvres.

En outre, pour les œuvres couvertes par cet accord, il n’y aura pas de mise en ligne d’extraits (autorisée sans autorisation expresse au titre du Fair use américain) sans autorisation des ayants droit, ce qui représente un changement de politique radical de la part de Google.

L’impact de l’accord

Pour les éditeurs, une solution à la résiliation de plein droit des contrats d’édition pour cause d’épuisement de l’œuvre

Il appartient à l’éditeur d’assurer à l’œuvre une exploitation permanente et suivie et une diffusion commerciale, conformément aux usages de la profession (art 132-12 du Code de la propriété intellectuelle (CPI). Selon le CPI, une édition sera dite « épuisée » lorsque deux demandes de livraisons d’exemplaires adressées à l’éditeur ne sont pas satisfaites dans les trois mois  (art L 132-17 du CPI).

Mais si l’on ajoute que, lorsque sur mise en demeure de l’auteur, l’éditeur n’a pas procédé à une réédition dans un délai convenable (six mois) lorsque la première édition est épuisée, l’auteur reprend ses droits, on saisit mieux l’un des enjeux de cet accord.
Si des accords similaires devaient être conclus avec d’autres éditeurs, avec Google ou avec d’autres acteurs, les œuvres seraient toujours disponibles commercialement, du moins pendant la durée définie dans le contrat qui lie l’auteur à l’éditeur.

Bien mieux l’œuvre serait toujours accessible par le cloud computing, quel que soit l’endroit où le consommateur se trouve dans le monde. Doit-on ainsi comprendre que le modèle privilégié sera l’accès et non le téléchargement, appelé à tomber en désuétude ?5

Lorenzo Soccavo explique à Idboox :

Les notions de livres indisponibles, de tirages épuisés, de ruptures de stocks [ont bien des chances de] voler en éclats.

Et David Drummond explique aussi au Monde que :

Les auteurs français  auront [certes] de nouveaux débouchés commerciaux pour leurs livres et les lecteurs à travers le monde auront disposeront d’ouvrages qui avaient disparu.

Les questions posées

La fin des procès en cours ?

L’accord n’est pas « un quitus pour le passé ». Il ne se traduit donc pas par un abandon des procédures judiciaires en cours par les éditeurs français6.

Mais il n’en reste pas moins que cet accord pourrait avoir un impact sur les décisions qui seront prises en appel. L’éditeur La Martinière [à l’origine du procès fait à Google] lui-même n’affirme-t-il pas que « si Google était jusqu’à présent hors la loi, si son revirement se confirm(ait]e, cela devrait faire bouger les lignes ».

Toutefois, la méfiance serait de mise car, selon le SNE, « Google n’a jamais respecté ses engagements jusqu’à présent ».  Mais cette « vigilance » n’est pas « hostilité » et l’accord Google/Hachette a indéniablement « ouvert la brèche » pour d’autres éditeurs en France et ailleurs.

Les craintes liées au monopole7 ?

Cet accord n’y met pas fin. Si l’accord Google/Hachette peut être gagnant/gagnant  pour les protagonistes, voire pour les auteurs vigilants et qui ont les moyens de négocier, il risque de l’être beaucoup moins pour les petits éditeurs et les libraires et pour l’accès aux contenus.

Les droits des auteurs ?

L’éditeur ne dispose pas automatiquement des droits « numériques » de ses auteurs. Les éditeurs affirmaient eux-mêmes qu’ils n’en disposent par contrat que depuis une quinzaine d’années.

Par ailleurs, en l’absence d’exploitation, comme nous l’avons souligné, les droits accordés à l’éditeur reviennent à l’auteur. Mais plus qu’un avenant au contrat, c’est un nouveau contrat qui doit être envisagé avec l’auteur pour ce mode d’exploitation et, quoi qu’il en soit, une rémunération propre à ce mode d’exploitation  non prévu au départ.

La Société des gens de lettres (SGDL) recommande aux auteurs d’être vigilants sur la nature des cessions accordées à leurs éditeurs, sur leur durée, et la rémunération afférente. Elle met aussi l’accent sur le respect du droit moral. Rien n’interdit aux auteurs, en effet, de reprendre le contrôle de leurs œuvres [14].

Les œuvres orphelines ?

Parmi ces œuvres épuisées figureront immanquablement des œuvres orphelines, soit des œuvres dont les éditeurs eux-mêmes ne parviendront pas toujours à retrouver les ayant droits pour procéder aux renégociations indispensables.

En toute logique, ces œuvres ne devraient pas figurer dans la liste des œuvres appelées à être numérisées. Les éditeurs tablent sur la gestion collective qui devrait être organisée prochainement par une loi et par une directive européenne. Pourtant les conditions envisagées aujourd’hui semblent bien lourdes8

Les accords nationaux et européens sur les œuvres épuisées ?

Au niveau européen, on avait préconisé des modèles de licences [pdf, en]9 à transposer au niveau national. Selon une enquête rapide auprès de bibliothécaires membres d’Eblida, opérant dans divers pays européens, ces modèles ne semblent avoir été adoptés par aucun pays.

Par ailleurs, en France, des négociations étaient en cours entre les éditeurs et le ministère de la Culture, sans doute en concertation avec la BnF. Pour cette « zone grise »10, il semble que l’on ait envisagé la voie contractuelle, préconisée dans leurs rapports par Marc Tessier [22], avant lui par Bernard Stasse [pdf], permettant de numériser les œuvres épuisées en échange d’une rémunération forfaitaire, mais aussi la voie législative, qui aurait organisé une gestion collective11 pour les œuvres épuisées publiées avant 1990.

Doit–on imaginer qu’en regard des difficultés et de la longueur des négociations les niveaux politiques n’ont aucun poids face aux « titans » de la culture et de l’Internet ?

L’accès aux œuvres épuisées par le public ?

Dommage car ces modèles nationaux et européens prenaient en compte les intérêts commerciaux mais peut-être davantage aussi les intérêts des auteurs ainsi que celui du public, ce dernier point étant fondamental si l’on ne veut pas donner prise au piratage12.

Selon Frédéric Mitterrand, d’ailleurs, « les problématiques de la numérisation ne peuvent pas être laissées au seul secteur privé » et «  la brèche ouverte »  par Hachette met en péril le modèle économique défini dans cadre d’un partenariat privé/public, qui visait, dans le cadre du Grand emprunt, à numériser et à rendre accessibles 400 000 ouvrages du XXe siècle totalement indisponibles aujourd’hui.

Dans son rapport, Marc Tessier soulignait que s’il « n’est pas anormal qu’un partenaire privé ayant pris a sa charge la numérisation de collections bénéficie de certaines contreparties – notamment d’une exclusivité d’exploitation commerciale des fichiers », mais qu’il convient de « s’assurer que ces contreparties n’affecteront pas la mise en valeur et l’exploitation de ces fichiers par les bibliothèques elles-mêmes ».

S’il semble (sous réserve) difficile de connaître aujourd’hui les modalités de cette mise à disposition de œuvres épuisées, Hachette risque fort d’imposer ses conditions. Or, cette « zone grise » qui pourrait exploitée de manière particulière par les bibliothèques ou à des fins pédagogiques et d’enseignement, joue aussi un rôle important pour « la présence patrimoniale française sur les réseaux ».

D’autres modèles.

Hathi Trust est un consortium qui propose aux auteurs qui sont titulaires de leurs droits de déposer leurs œuvres et de les rendre accessibles selon une licence [pdf] donnant une autorisation non exclusive de copier leur ouvrage pour des usages non commerciaux. Elle leur assure, notamment aussi via la qualité des métadonnées associées, une excellente visibilité. (Savoir plus sur le blog  S.I.Lex)

La gestion collective ?

Le ministre estime aussi que la gestion collective obligatoire était particulièrement adaptée à « la mise au jour de la zone grise ».Mais puisque le modèle, dans l’environnement numérique, semble être l’accès permanent, en streaming, pourquoi ne pas s’orienter plutôt vers des licences nationales pour couvrir les usages en bibliothèques et les usages pédagogiques ? Frédéric Mitterrand n’a-t-il pas souligné aussi, lorsqu’il évoquait les œuvres épuisées, que ce type de projet «  « a une portée essentiellement patrimoniale et politique », qu’il s’inscrit non en termes de rendement financier immédiat,  mais bien pour son caractère exemplaire au titre de présence patrimoniale sur les réseaux ?

Voir aussi

>> Article initialement publié sur Paralipomènes et sur le site de l’ADBS

>> Illustrations FlickR CC : azrasta, Thorsten Becker, Lin Pernille ♥ Photography

  1. Les œuvres entrées dans le domaine public par épuisement des droits patrimoniaux sont évidemment exclues de la catégorie des œuvres épuisées. []
  2. Le protocole énonce des conditions de l’accord []
  3. Hachette USA a signé un autre accord de partenariat dans le cadre Google Edition []
  4. Par commodité, nous utiliserons le terme générique de Hachette pour couvrir les éditeurs du groupe. []
  5. On note que le recours au cloud computing qui semble inévitable lui aussi, pose la question des DRM, difficile à gérer dans ce cadre. []
  6. Google avait déjà numérisé des livres épuisés français qui figuraient dans les fonds des bibliothèques américaines. Cette opération ayant été faite sans l’accord des éditeurs français, ceux-ci lui ont fait un procès. Le procès ayant été gagné par les éditeurs français (La Martinière auquel s’est associé le SNE, syndicat national des éditeurs dont Hachette est membre), en 1ère instance le 18 décembre 2009, Google a fait appel et une décision est attendue pour le printemps 2011. []
  7. L’Interasssociation Archives Bibliothèques-Documentation… (l’IABD) les avaient détaillées le 7 septembre 2009 dans sa déclaration intitulée : “Non au Règlement Google”. []
  8. Si au coût que représentent les difficultés inhérentes aux recherches diligentes s’ajoutent le coût des licences d’utilisation, voire la négociation avec les ayants droit qui se manifesteraient. []
  9. Modèles préconisés par un groupe d’experts de haut niveau nommés par la Commission européenne []
  10. Qualifiée ainsi par Bernard Stasse dans son rapport. []
  11. ll semble que l’on ait voulu confier la gestion des droits à la Sofia pour le droit de prêt et la copie privée) ou au CFC pour la photocopie et la numérisation), soit des usages qui, dans un environnement numérique, ont dû sembler inadaptés. []
  12. C’est ce que soulignait la Commissaire européenne Neelie Kroes dans un discours tenu récemment à Avignon []

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